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Zoé Bernardi

« Être vu·e·x ou se voir monstre ? »

Pourquoi les monstres ? 

« J’ai toujours été fascinée par la possibilité d’être moi-même un monstre ». Pour Zoé Bernardi, les monstres naissent de l’intime, de sa remise en question. Les premiers monstres sont ceux de la famille, que l’artiste observe, puis le cercle s’ouvre aux ami·es·x, aux personnes extérieures qui le deviennent. Mais Zoé Bernardi agit toujours en son nom. La nécessité de faire parler ces corps n’objective rien. Les corps handicapés, les corps imposants, les corps trans… Vieux, pauvres… Les monstres sont à l’intersection de la société et de l’intime. Le regard de Zoé Bernardi capte cet équilibre précaire où se nichent douceur et violence, monstruosité et poésie, observation et conversation. Photographe et funambule. Les quatre photographies proposées pour ce prix sont issues de la série, toujours en cours, « Freaks et Prodiges ». 

 

Prodigium. Prodige. Zoé Bernardi construit ses images sur cette idée de don, d’individualités extra-ordinaires, libres.

Monstruosités grotesques

Dans la lignée de la photographie grotesque mise en avant par A.D Coleman dans son ouvrage The Grotesque in Photography (1977), Zoé Bernardi étend les limites du médium photographique, « dépassant toutes les interdictions relatives aux techniques, aux formes, aux sujets et aux contenus » (A.D Coleman). Comme une Les Krims ou une Diane Arbus, elle rend hommage en déformant le naturel jusqu’à l’absurde, la laideur ou la caricature, sans jugement.

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Zoé Bernardi, Gisèle © Zoé Bernardi

Le monstre et le je/u

En équilibristes, ses images se pensent dans le jeu et l’égalité : s’amuser dans l’espace, l’espace intime et jouir de chaque geste, de leur potentiel queer. Jouer, c’est aussi redevenir sujet. Un jeu gratuit, un jeu qui s’inscrit dans le care. Les photographies de Zoé Bernardi se placent en dehors du monde, de la « normalité », en dehors d’une économie capitaliste que vient substituer une économie affective, sexuelle ; inutile et pourtant essentielle. Dans les œuvres de Zoé se dessine aussi en creux la douceur de la dépendance, déconstruisant ainsi nos perceptions validistes. Morceler le regard comme geste éminemment politique et sensible, morceler le regard pour contraindre nos corps voyeurs, morceler le regard pour jouer avec nos perceptions, nos conceptions normées, morceler les corps pour accompagner une circulation dans l’espace d’exposition, morceler pour ouvrir des portails, morceler pour inverser le pouvoir…

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« Tu disparais complètement un bras ou l’autre émergeant par moment, ou bien sont visibles le bombement d’une cuisse ou l’éclat blanc de ton ventre ou ta gorge courbée, tes cheveux que tu secoues tout entremêlés des tiges de quelques fleurs, j/e te regarde, j/e ne peux pas me déplacer, je me débats, j/e ne peux pas t’atteindre monstre. » ​

Monique Wittig, Le corps lesbien, p. 36

Monstre social, Monstruosité clandestine

Cette inversion se veut émancipatrice, empouvoirante. Le renversement rend visible la construction sociale du monstre, de la monstruosité. Les moments captés par Zoé Bernardi cherchent à la transfigurer, la sublimer, aller au bout. Sortir « les monstres » de la clandestinité, les révéler physiquement et métaphoriquement. Et les noms sont ici des alliés, fidèles compagnons de chaque image. « Le nom sera toujours là, nommer c’est donner une identité. Le nom humanise les images les plus dures, les visages masqués », confie l’artiste. J., Alice, Bertrand, Gisèle… Celles·eu·x qui vivent leurs féminités, leurs masculinités, leurs identités, parfois clandestines, se dévoilent à travers un protocole précis laissant émerger des formes nouvelles. Les corps contraints, tantôt par l’œil de la photographe, tantôt par les cordes, deviennent paradoxalement vecteurs de liberté. Tensions, torsions rédemptrices. 

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© Zoé Bernardi

Humanités monstrueuses, Monstruosités fragiles

Derrière cette intimité construite, gagnée sous l’égide de l’appareil photographique ou de la caméra ; Zoé Bernardi capte, saisit nos fragilités manifestes, la manière dont on se comporte avec des inconnus, des amis, de la famille… La mécanique photographique dérobe le signifié, le laisse glisser sous nos pieds pour dévoiler quelque chose de plus, gratter le vernis, la surface protectrice. La photographe et ses modèles vont chercher la vulnérabilité dans les corps déformés, attachés, contraints. Loin du document, loin de la rationalité, les images de Zoé sont des créations collectives. Photographe et modèles fusionnent dans un compagnonnage fertile. « Pour moi, c’est véritablement salvateur, libérateur, extrêmement puissant », explique-t-elle. Il y a quelque chose de très primitif dans ces photographies, la volonté de faire trace, de faire corps.

Monstres, Fictions : l’ambivalence des contes

« C’est peut-être ce que les fictions nous permettent de comprendre : elles nous racontent de multiples manières comment nous pouvons lutter contre notre destruction, toujours possible, toujours menaçante, elles nous montrent comment remédier à notre déshumanisation, celle que nous subissons celle que nous nous infligeons. » 

Thierry Hoquet, Les Presque-Humains, p. 369

Les traces laissées par les images ouvrent à une multitude d’histoires, d’expériences qui se fondent en fictions contemporaines et pourtant millénaires. Les modèles deviennent les personnages de récits qu’iel·es·x ont choisis. À l’instar de Gisèle qui trouve dans le bois de Vincennes une bulle de verdure où se métamorphoser, jouant avec la figure de la proie alors que Zoé, avec son appareil, devient prédatrice. À la lisière de la ville, à la lisière des genres. Au bord de l’image ici, puisque les regardeur·ices·x. La forêt exerce ici son magnétisme, elle effraie autant qu’elle attire. La forêt, personnage en majesté des contes de nos enfances. « La forêt, c’est le lieu où l’on peut se faire dévorer par le grand méchant loup, mais c’est aussi un lieu de repli, un lieu où l’on n’est pas exposé·e·x, où l’on peut se cacher. C’est un lieu hautement sensoriel », partage Zoé Bernardi. Dans les vidéos de The Dark Side of The Moon, ou dans La métamorphose de Gisèle ; il y a de l’humidité, une odeur, la lumière qui filtre et crée de nouveaux motifs. La forêt représente la quintessence de ce que l’on s’imagine du sauvage et du monstrueux, de l’animal — cf. La peau d’A. À sa lisière fourmille un biotope à l’équilibre fragile, ambigu. Les contes « cruels » de la photographe mettent les modèles en jeu comme autant de personnages fantastiques. Leurs métamorphoses, réelles ou rêvées, deviennent comme chez Wittig « une possibilité de se délivrer et de gagner contre toute violence opérée par la société » (Eva Féole). La liberté retrouvée dans la fiction, malléable et informe.

Monstres Inframinces : aux interstices et aux lisières

Zoé Bernardi se pense en transfuge, traductrice et passeuse entre des grammaires, des systèmes de pensées, des références, des symboles parfois éloignés. L’artiste s’envisage comme un portail et avoue parfois son impuissance. Une impuissance féconde, souvent, car si l’image échoue, il faut trouver d’autres moyens, d’autres médiums, d’autres techniques. Gratter la surface, encore et toujours. Regarder sous nos lits. Affronter les monstres. Les photographies de Zoé sont cathartiques et leur intensité se loge en nous. 

 

« Les presque-humains donnent à autrui un visage inédit et nous invitent à prêter attention à la diversité des vies possibles, tissant ainsi la trame d’un monde plus humain. » T. Hoquet, Les Presque-Humains, p. 370

Jeanne Mathas

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© Zoé Bernardi

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