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Ouassila Arras: quelque chose de profondément ancré: Image

OUASSILA ARRAS

Quelque chose de profondément ancré

Ouassila Arras est née en 1993 à Juvisy-Sur-Orge. Elle vit et travaille entre Berlin et Reims. Elle a cofondé en 2020 The Left Place — The Right Space, un artist-run space dans la ville de Reims. Lauréate du prix Prisme 2018 décerné lors de l’exposition « État des lieux » dédiée aux diplômés du Master Art de l’ESAD de Reims. À partir de matériaux simples et d’objets domestiques collectés dans la vie quotidienne, Ouassila Arras interroge la mémoire de l’identité. Elle remonte le fil d’une histoire franco- algérienne fragmentée, brisée par l’exil, la guerre, les silences et les tabous, à travers les récits de son histoire familiale, absente des récits officiels et traversée par des enjeux identitaires et politiques. Ses recherches sont ponctuées de multiples voyages en Algérie, à Chicago et à Berlin. Une manière pour l’artiste de se « déterritorialiser » en collectant archives et témoignages dans un aller-retour actualisé entre passé et présent. Certaines de ses œuvres sont récemment entrées dans les collections du FRAC Champagne-Ardenne.

 

Jeanne Mathas : Peux-tu nous parler de tes débuts ? 

Ouassila Arras : J’ai d’abord fait un an à Prép’art, dans le 11e arrondissement. À la fin de cette année de préparation, j’ai choisi l’ESAD (École Supérieure d’Art et de Design) Reims où j’ai étudié pendant 5 ans. J’ai assez rapidement trouvé mes problématiques de travail autour des mémoires, des déplacements et des archives. J’ai ponctué mes années d’études par des voyages : aux États-Unis et en Algérie, entre autres. Ces voyages m’ont permis de nourrir mes recherches et ma pratique artistique. À la fin de ma cinquième année, à l’occasion de l’exposition pour mon DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique), j’ai été lauréate du prix Prismes avec mon œuvre Photos de famille. J’ai par la suite été invitée au FRAC Champagne-Ardenne pour une exposition personnelle. 

 

JM : Ce prix et cette exposition au FRAC Champagne-Ardenne ont donc été des tremplins ?

OA : Absolument. Avec l’exposition « États des lieux » pour le prix Prisme, c’était la première fois que je présentais mon travail à l’extérieur de l’école. Le fait d’avoir obtenu le prix m’a permis d’avoir un soutien financier pour les œuvres à suivre. Être jeune diplômée sans financement est très difficile. Cet argent m’a notamment permis de poursuivre mes recherches à Berlin. L’exposition au FRAC Champagne-Ardenne, quant à elle, a été un tremplin pour approfondir mes recherches et plonger directement dans le métier d’artiste. Plus j’avançais, plus je découvrais de nouveaux horizons. Que ce soit le prix ou bien cette première exposition personnelle, tous deux m’ont permis de trouver ma place, car au début, je ne m’identifiais pas comme jeune artiste. Pour moi, être jeune artiste, c’était déjà être établi.e. 

 

JM : Comment se déroulait l’enseignement à l’ESAD ? 

OA : La première année est une année propédeutique où l’on touche à tout. Il y a trois départements : design d’objets, design graphique et art. En Master s’ajoute le design culinaire. À cette période, j’hésitais encore entre le graphisme et l’art. En première année, j’ai découvert le travail du volume, qui m’a passionnée, alors même que mon médium avait toujours été la peinture jusque-là. Néanmoins, les arts graphiques m’intéressaient toujours. J’ai donc suivi une année de spécialisation en design graphique. Mais j’ai réalisé que cela ne me permettrait pas d’approfondir mes problématiques. Je suis alors passée dans la section Arts. Je me suis rapidement sentie dans mon atelier et non pas à l’école. Nous avions des cours de volume, de photographies, d’histoire de l’art. Après ces trois ans, en arrivant en Master, mes recherches étaient déjà plus ou moins abouties. Chaque exercice réalisé jusque-là m’avait servi à bâtir ma pratique. J’ai commencé à travailler sur mon mémoire ainsi que mon projet personnel, le DNSEP. J’ai présenté trois installations monumentales et un mémoire sur la question d’identité et de déplacements des archives. Dans ce dernier, je m’interrogeais sur la manière dont ces déplacements d’archives et de mémoires permettent de comprendre son identité culturelle, le tout vu au prisme de l’identité afro-américaine, que je relie à l’identité franco-algérienne. 

 

JM : Tu as fait quelques résidences, notamment à Berlin où nous nous sommes rencontrées pour la première fois. Comment cela fonctionne ? Qu’est-ce que cela t’apporte ? 

OA : En général pour postuler en étant jeune artiste, il faut répondre à des appels à résidences en envoyant un book et une lettre de recherche où l’on explique son projet. Il y a ensuite un oral. Mais je ne postule pas beaucoup. Mes questions et mon travail sont liés à un territoire. Je ne peux pas partir n’importe où. Pour Berlin, par exemple, j’ai ressenti le besoin d’y aller. C’était un appel à candidatures pour les artistes basé.e.s dans le grand est. J’étais alors à Reims. Il s’agissait d’une résidence croisée de quatre mois au Kunstlerhaus Bethanien. Berlin était la ville idéale pour développer mes réflexions autour de la mémoire et de la transmission. J’étais à Reims depuis deux ans. Je me rendais compte que le quotidien était marqué par l’histoire, que l’architecture était également empreinte d’histoire. Cette dimension, je ne la retrouve pas en France. L’accès à l’histoire est très important pour moi. Dans ma recherche, je m’intéresse à la manière dont l’histoire et la géographie sont enseignées dans les programmes français. Mais j’ai besoin de comparer à d’autres systèmes éducatifs. Cette résidence à Berlin était l’occasion idéale pour découvrir l’éducation allemande. Berlin rassemble aussi des identités multiples, qui cohabitent dans la ville. 

 

JM : Tu as cofondé The Left Place —The Right Space. Peux-tu nous en parler ? 

OA : Nous étions quatre à créer cette association et cet espace. Après notre diplôme, nous nous sommes toutes et tous éparpillés. Après cinq ans à Reims, nous en avions besoin. Mais rapidement, nous avons réalisé que les amis manquaient, et qu’être en atelier, seul.e, ce n’est pas amusant. Est alors née cette idée de créer un espace. Le choix de la localisation s’est fait assez naturellement. À ce moment-là, j’étais à Berlin et je ne voulais pas aller à Paris, ville beaucoup trop chère. Nous connaissions Reims et ses loyers. De plus, en dehors du FRAC et La Fileuse, il n’y pas d’espaces dédiés à l’art contemporain dans la ville. C’était l’occasion d’élargir l’offre artistique. Nous avions chacun.e nos passions à côté : la musique, l’art, la cuisine… Nous avons donc voulu créer un lieu où il y avait nos ateliers, mais aussi un espace dédié aux événements : expositions, performances, concerts, banquets performatifs… Après un an, d’autres personnes ont rejoint l’association. Aujourd’hui nous sommes sept. L’année dernière nous avons déménagé pour un lieu deux fois plus grand : deux plateaux de 250 m2. En bas, il y a les ateliers personnels et en haut, un espace de 250 m2 qui accueille les événements. Nous avons aussi voulu créer une plateforme et ouvrir le dialogue avec d’autres régions en France et à l’étranger. Aujourd’hui, The Left Place — The Right Place échange avec la scène bretonne, bruxelloise, parisienne, allemande, néerlandaise et régionale (Grand Est)…

 

JM : Pourquoi ce titre ? On y retrouve l’idée d’être entre-deux qu’il y a dans certaines de tes œuvres…

OA : C’est venu grâce à l’architecture de notre premier lieu. Il y avait un espace à gauche, celui de nos ateliers, et un espace à droite : l’espace d’exposition. En déménageant, nous avons tenu à garder le nom. Nous avons aussi choisi un nom anglais, car à Reims, c’est assez rare. C’était drôle. Cela donne aussi un aspect mystérieux, comme notre charte graphique.

 

JM : Tu disais que tu avais ponctué tes années d’études par des voyages. Comment les appréhendes-tu, ces voyages ? Sont-ils nécessaires à ta création ? J’ai lu que ton voyage à Chicago t’avait particulièrement marquée…

OA : C’est souvent le travail qui m’emmène dans une zone. Pour Chicago, je voulais approfondir mes recherches autour de la culture afro-américaine. Je viens d’une famille algérienne, avec une éduction franco-algérienne, mais chez moi, la culture et le partage de savoir tournent autour de l’histoire et du cinéma afro-américain. En quatrième année, nous devons faire un stage. J’ai demandé à l’artiste Theaster Gates de l’assister. Il a accepté. J’ai pu participer au Dorchester Project, son programme de recherche. Je faisais une résidence sans le savoir. C’est cela qui m’a permis d’aller dans le South Side. Un quartier que je n’aurais sans doute pas eu la chance de découvrir si j’étais venue en simple touriste. J’ai vécu pendant quatre mois dans ce quartier et cette expérience a soulevé des questions et des envies. Je faisais partie du quartier, j’en sortais très peu. Chicago, Berlin, le Liban, chacun de ces voyages est motivé par mon travail, et nourrit de nouveaux questionnements. Ce qui diffère en revanche, ce sont mes voyages en Algérie. Là-bas, je suis chez moi, je suis sur la terre natale de mes parents. 

 

JM : Je n’ai pas eu la chance de voir ton installation Déplacements au FRAC Champagne-Ardenne en 2019. Tu pourrais en parler un peu plus ? C’est imposant et il y a un véritable engagement physique de ta part…

OA : En rentrant de Chicago, j’ai commencé à expérimenter le parpaing et le henné, de manière innocente. C’est à ce moment-là que j’ai découvert les propriétés du henné : les mêmes que celles du mortier de ciment avec un processus de solidification plus lent. J’avais besoin de construire un mur après avoir vécu dans un quartier cerné par des frontières. Chicago est une ville cloisonnée par des barrières mentales. Dans le South Side, les blancs ne viennent pas. J’ai pris le temps avant de verbaliser cela. Je me sentais honteuse de penser ainsi. Mais ces frontières, cette ségrégation étaient bien réelles. On a beau dialoguer, bouger les frontières, elles restent profondément ancrées. En travaillant sur ce projet, j’ai progressivement eu envie de le déplacer, ce mur. De le déplacer comme à Chicago, lorsque j’essayais de pousser les discussions, les frontières toujours plus loin. Avec Déplacements, il y avait aussi l’idée d’imposer un mur que l’on a l’habitude de voir dehors, à l’intérieur. C’est une première frontière qui se brise. Je me suis inspirée de ces maisons abandonnées à Chicago, mais aussi des murs en Algérie, des murs jamais tout à fait finis. J’avais également l’impression de me mettre dans la peau de mon père, qui a travaillé dans les travaux publics pendant quarante ans, qui s’est déplacé de chantier en chantier toute sa vie. À ce travail dur, j’ai ajouté cette pratique très douce du henné qui a remplacé le mortier de ciment. Dans l’œuvre, j’ai aussi ajouté des sacs plastiques. Chaque sac a traversé la mer ou l’océan. Pour certains, ils servent de cales, pour d’autres, ils bouchent les trous à l’instar des sacs dans certains murs en Algérie. On se sert des sacs pour boucher un trou, ne pas voir un voisin ou renforcer un parpaing vieillissant. Le sac symbolise une frontière, là encore. Dans cette œuvre, ce sont aussi les pratiques genrées que j’ai voulu déplacer. J’avais surpris pendant l’exposition un visiteur qui disait : « Qui est le fou caché derrière ce mur ». Automatiquement, ce visiteur a relié le mur à un homme. 

 

JM : Ces sacs, tu les collectionnes pour les inscrire dans ta pratique artistique ?  

OA : Non. Je suis collectionneuse de sacs plastiques, et notamment ceux qu’on ne trouve pas en France. Dès que j’ai un coup de foudre, je garde. J’en ai beaucoup maintenant. Ma voisine d’atelier à Berlin, qui vient du Québec a la même passion que moi. Aujourd’hui, on ne s’envoie plus des cartes postales, mais des sacs plastiques. En revanche, je ne les ai jamais vraiment utilisés en tant que matériau. J’aimerais en faire une pièce, mais ce n’est pas le moment.

 

JM : Et puis il y a aussi quelque chose d’assez intime, tu parles de coup de foudre. Ce n’est pas évident de s’en séparer pour les réinvestir dans une œuvre…

OA : Oui. Et puis ils sont liés à une zone. Quand je pars d’un pays, d’une ville, d’une région, je ne sais jamais si j’y reviendrais un jour. Ce sont des souvenirs.

 

JM : Déplacements est une œuvre extrêmement physique. Pourquoi avais-tu besoin de t’infliger cela ? 

OA : Je l’ai déplacé dix fois. J’avais pris les dimensions de la salle et calculé que je pouvais reproduire ce mouvement dix fois en déplaçant chaque jour le mur d’un mètre. J’ai voulu le faire seule. Je n’étais pas prête à le faire en collectif. Lorsque l’on fait face aux clichés, que l’on subit des phrases qui divisent, on est seul.e à les recevoir, seul.e à les combattre. En le faisant seule, il y aussi quelque chose de méditatif et paradoxal : c’est douloureux et cathartique à la fois. 

 

JM : Dans Photos de famille, on retrouve ce même engagement physique et méditatif. Tisser et détisser, c’est quelque chose de mythique — on pense à Pénélope qui tisse en attendant le retour d’Ulysse. Quelles sont tes attentes ? Quel est ton rapport au temps ?

OA : Tu es la deuxième à faire la parallèle. Marie Richeux dans Sage-Femmes a écrit un passage sur Photos de famille, elle m’y compare à Pénélope. Dans chaque projet que j’entreprends, je tombe dans ces gestes longs et répétitifs. J’ai détissé ces tapis pendant un an, avec un clou dans les mains, de novembre 2017 à novembre 2018. J’ai besoin de ces gestes-là. Ils reflètent la manière dont mon histoire, les mémoires et les récits m’ont été partagés et racontés. Cela met du temps. Mon père, par exemple, a mis trente ans avant de raconter son histoire. Cette attente, ce silence sont communs à plusieurs récits : anciens combattants, immigrés, pieds noirs… Il y a aussi, dans ces gestes, une référence à ma mère qui était tisseuse, mère au foyer. Elle a eu des gestes très répétitifs tout au long de sa vie. Et elle était toujours dans l’attente : l’attente d’économiser suffisamment pour retourner en Algérie chaque année. Pour mon père, il s’agissait de l’espoir du retour en Algérie, pendant vingt ans. Ma mère et mon père ont été dans l’attente des différents chapitres de l’histoire de l’Algérie : le souhait d’être libres, la volonté d’être accepté.e.s. Ces attentes que mes parents ont vécues, que la communauté franco-algérienne et algérienne vit, je les réemploie dans mes gestes, ma pratique et mes matériaux. 

 

JM : Comment t’a été transmise ta mémoire familiale ? Tu disais que cela avait été lent. Comment la réinvestis-tu dans ta pratique ?  

OA : Je pars de la question de mémoire et je fais des parallèles entre les générations. Mon histoire est arrivée par le silence. Mon père était un homme silencieux. Au début de l’adolescence, j’ai commencé à regarder des documentaires sur la guerre d’Algérie. C’est alors qu’il a commencé à parler. Ensuite, il y a eu le programme sur la guerre d’Algérie à l’école. Mon père, mes oncles, leurs amis se retrouvaient et parlaient d’histoire, partageaient leurs souvenirs de guerre. Il y avait un décalage entre ce que l’on trouvait dans les livres d’histoire et ce que j’entendais lors de ces soirées. Au début, je ne les ai pas crus. En grandissant, je suis allée chercher des réponses ailleurs et j’ai compris les omissions et les maladresses de mon manuel. J’ai eu la chance d’être la dernière de ma fratrie et de faire ce métier. Aujourd’hui mon père est un véritable partenaire. Grâce à lui, j’ai pu sortir des récits familiaux, accéder à des récits plus élargis, aller de foyer en foyer, d’entretien en entretien. Plus je grandis, moins les personnes que je rencontre ont de liens avec mon père, pourtant les gens racontent et ressentent toujours les mêmes choses. 

 

JM : C’est grâce à ces rencontres et ces entretiens que ton œuvre CARE est née ?

OA : Oui. Cela fait maintenant douze ans que je rends visite à des travailleurs et combattants algériens qui vivent en foyers en Seine–Saint-Denis. Je vais les voir régulièrement. Ces hommes m’ont parlé de l’histoire d’Algérie et de leur vécu d’Algériens. Il me racontait leurs histoires douloureuses, leurs traumas. Je regardais leurs mains, leurs peaux marquées, j’écoutais. Mais je ne pouvais rien dire. Je me suis demandé comment faire en tant qu’artiste. Dans leurs chambres très étroites, similaires à des chambres de CROUS, bien trop petites pour des hommes de cet âge, on sent leurs racines. Mais ils se sentent seuls. Ni l’Algérie ni la France n’ont su leur offrir des situations confortables. J’ai alors voulu prendre soin d’eux en choisissant des matériaux qui soignent. L’argile rouge au mur s’abîme et marque la pièce petit à petit. L’argile tombe petit à petit, comme ces voix qui disparaissent peu à peu. Avec le henné, c’est le public qui vient marquer le sol de ses pas. 

 

JM : Dans tes œuvres, on retrouve toujours cette idée d’inachevé ou de work in progress, comme si tu laissais la place aux projections personnelles… Le public joue-t-il un rôle dans ta pratique ?

OA : Oui. Le public est important, il a une place importante dans mon travail. Les échanges tout d’abord, les questions qu’ils peuvent apporter. Mes pièces jouent aussi avec les visiteur.euse.s. Je leur demande de s’adapter, de s’interroger : « est-ce que je peux rentrer dans cette pièce ? », « puis-je marcher sur ce sol ? ». Dans mes œuvres, le public a besoin d’aide, il a besoin d’être placé. Ces questions que les spectateur.ice.s rencontrent dans l’espace de l’exposition sont des questions auxquelles mes parents ont été confrontés en arrivant en France et elles font partie de moi en tant que femme franco-algérienne. 

 

JM : Tu utilises des matériaux du quotidien, des matériaux de récupération, des matériaux organiques, presque vivants (l’argile, le henné). Finalement tu es à cheval entre différentes pratiques. Comment naît cette hybridation ? 

OA : Je n’ai pas vu tout de suite cette hybridation. Ce sont les écrits d’une commissaire d’exposition qui m’ont éclairée. Parfois on comprend d’autres choses grâce aux écrits extérieurs. Dans la pièce UNDERLINE, par exemple, il y a plusieurs hybridations. Le point de départ de cette œuvre, c’était mon intérêt pour les manuels d’histoire-géographie, et sur les programmes et la manière dont ils sont enseignés. Je me concentre tout particulièrement sur les chapitres de la décolonisation. Quand j’ai lu l’histoire du point de vue allemand, une histoire marquée par la Guerre froide, j’ai réalisé que certains récits se rapprochaient de ceux de l’indépendance algérienne. L’hybridation se retrouve aussi dans l’architecture. J’en parlais au début : l’architecture est présente dans l’histoire et inversement. On retrouve l’histoire dans la ville. À Berlin, les trottoirs sont variés. Il y a les petits pavés de bronze et les plus larges dalles de béton. On connaît l’histoire des petits pavés de bronze, mais pas celle des larges dalles. On marche tous les jours dessus, mais on ignore tout d’eux. Finalement, c’est un peu comme un livre d’histoire. On pense la connaître, mais on passe à côté de plusieurs histoires. J’ai donc voulu refaire un sol berlinois à la main. Je savais que mon sol serait maladroit, mais ces maladresses sont celles que l’on retrouve dans les programmes d’histoire-géographie, dans les manuels toujours réédités avec les mêmes impairs, notamment dans les chapitres sur la guerre d’Algérie. Je n’ai pas été très fidèle dans la reproduction, car j’ai utilisé du ciment. C’est un matériau que j’aime, car il est fragile : il s’effrite, il se casse. Ensuite, j’ai voulu faire couler de la rouille sur ces dalles. Dans la rouille, on retrouve la notion du temps. En la faisant couler sur les dalles, elle a pénétré le ciment, mais petit à petit elle a fini par ressortir, par s’étaler. La rouille rentre et sort, à mon image d’artiste qui rentre et qui sort dans les récits. La rouille qui sort du ciment représente ces voix qui ont besoin de parler. 

 

JM : Justement, ton œuvre est politique, sans être militante. Cela me fait un peu penser à la pratique d’un autre artiste de l’exposition, Daniel Galicia, qui le revendique : « politique, mais poétique ». Est-ce que cela te parle ? 

OA : Oui. Je pars de sujets politiques, mais je les traite avec des gestes poétiques. J’ai cette position, car c’est propre à mon caractère. Je ne suis pas quelqu’un qui donne ou fait la morale. Avec ces sujets, on a tôt fait de tomber dans ce travers. Lorsque je me documente pour une œuvre, je ne compartimente pas. Je veux être libre de mes interprétations et je veux que le public le soit également. C’est important pour moi que chacun.e puisse lire son histoire dans mon travail. Je pose une question dans l’espace, et je repars avec d’autres questions. Il y a des réinterprétations, maladroites parfois, mais ces échanges me permettent de poursuivre, de nourrir mon travail.

 

JM : Je reviens sur Photos de famille. Au-delà des portraits évoqués par le titre, j’y vois également l’idée de paysages, de vues aériennes. Comme si tu te décentrais de cette histoire familiale et subjective pour élargir à quelque chose de plus universel, collectif… Quelle est la place du paysage dans ta pratique ?

OA : Le paysage est présent, car ce sont les paysages dans lesquels je suis qui inspirent la matière que je vais utiliser. Il y a toujours un lien avec le paysage dans mes œuvres. Mais au début, je n’étais pas dans la cartographie. C’est d’ailleurs la première fois que je le verbalise. En installant Photos de famille, le premier jour, l’œuvre est toujours très plate. À ce moment-là, j’ai eu l’impression de revoir les vues du vol Paris-Tlemcen. J’ai toujours été fascinée par cette traversée. L’avion, petite, j’adorais ça, adolescente et plus un peu plus grande aussi. C’était le seul endroit où personne ne me demandait d’où je venais. Dans l’entre-deux, embarquée pour l’Algérie ou pour la France, le passeport était rangé, je me sentais chez moi. Plus j’avance et plus je décortique la valeur du trait d’union, de l’entre-deux. Je fais beaucoup de recherches sur la question de la binationalité notamment. On a toujours l’impression de devoir choisir. J’essaye de comprendre comment embrasser ses deux nationalités et parler de cet espace intermédiaire. 

 

JM : C’est ce sur quoi tu travailles en ce moment ? 

OA : Oui, entre autres. Je travaille aussi sur l’idée de camouflage. Je sors d’une vague d’expositions et j’en profite pour respirer et développer d’autres pièces. Mais je n’en dirai pas plus. 

 

JM : Quel est ton processus de création ?

OA : J’écris beaucoup. Généralement, la création se fait en trois temps. Il y a tout d’abord la phase de questionnements. Ensuite je pars, je sors de mon atelier, je vais à l’étranger. Je vis pendant un temps dans le territoire qui m’intéresse. À partir de ce territoire vont naître des réflexions et des échanges. Dans cette phase de déterritorialisation, il y a une quête de témoignages. Je vais rencontrer des gens, chercher des histoires. Ces rencontres me guident vers des lectures théoriques, des documentaires, des vidéos. Je travaille ensuite sur les témoignages, dans les livres et à partir de ces derniers, l’idée du matériau apparaît. C’est généralement le territoire, le paysage comme je l’ai dit qui décide du matériau. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de problèmes avec les matériaux, ceux qui viennent d’Algérie notamment, de la terre natale de mes parents. Le passage des frontières de la région occidentale est compliqué depuis la pandémie. Je n’ai plus de laine, ou de terre. Mais ces questions de frontières nourrissent mon travail. 

 

JM : Homeshaping/Homeshaking : modern odysseys est justement née de cette idée de frontières. Qu’est-ce que cela t’évoque ?

OA : Dans homeshaking, j’ai vu mes deux maisons, l’idée de traversée. Le shaking évoque ces allers-retours constants pour comprendre une histoire. Des allers-retours dans le temps : présent, passé ; mais aussi entre différentes zones géographiques. 

 

JM : Un livre, un film, une musique qui t’accompagne en ce moment ?

OA : J’ai récemment replongé dans un film, que j’essaye de décortiquer : « À mon âge, je me cache encore pour fumer ». Un film qui nous montre l’Alger des années noires. On y retrouve cette idée de camouflage qui m’intéresse tout particulièrement en ce moment. J’avais besoin de me replonger dans ce film, notamment dans la dernière scène où des femmes en haïk se recroquevillent contre un mur. Je pense aussi à la série Small Axe qui montre la vie et l’influence historique de la communauté antillaise de Londres entre les années 1960 et 1980. 

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