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À Corte, la ferveur et la piété sublimées



Plongé dans une fiction à hauteur de regard, invitant à la contemplation et la prière par les bancs en bois et leurs agenouilloirs ; Sebastiano Blu nous happe. Nous sommes noyé.e.s dans une foule fourmillante, écrasée par le soleil italien, à la fois rassurante et effrayante. Ambiguïté latente, au cœur de la vidéo, ambiguïté au cœur de la pensée d’un Giorgetto fantasmé. Il y a quelque chose de kitsch, un peu de Martin Parr dans ces vues et ces légères contreplongées. On ressent la peur, la fascination vacillante pour les figures féminines qui se font ici tantôt ogresses, sorcières, tantôt mères apaisantes. Duplicité des femmes, les madones et les putains. Et pourtant, le besoin de se fondre dans cette foule, pour Giorgetto comme pour Christa Wolf, les autres, « le reste de l’humanité » est nécessaire à notre intégrité.

5′ 54″15 18′ 25″02

Temporalité figée à l’image de la cire jaune qui imprime de sa trace le sol du FRAC. Les bas-reliefs et les plaies, surtout. Et les plis qui se répondent, plis dermiques et textiles. Imaginum Pictura : « production et transmission d’une ressemblance extrême ». Et je songe à L’étoilement de Georges-Didi Huberman et ce magnifique extrait sur la puissance créatrice des replis, le magnétisme de ces derniers. « Ce qui se passe sous le manteau crève les yeux — s’ouvre à perte de vue » (G. Didi-Huberman). « Prise de corps miraculeuse » de la chair et du tissu, superposition de la cire et du sang. Les plaies béantes se sont figées comme la cire, comme autant de témoins d’une violence primitive rejouée cycliquement, de ces mythes survivants ressuscités tous les ans. La peau de l’animal sacrifié dos à dos avec la Sainte écorchée. L’installation préfigure la vidéo Fat to Ashes et notre plongée au cœur d’une liesse populaire et sicilienne. Pauline Curnier Jardin se fait observatrice participante d’une ethnographie mystique et religieuse. Le recueillement est de mise, toujours sur les bancs d’églises, dans une pureté scénographique. Je suis arrivée à un moment d’euphorie, une mer de ballons colorés — les mêmes que l’on retrouvera, lassés et fatigués dans la salle suivante. Amenée à l’acmé de la cérémonie, peut-être (?) où l’allégresse de la foule s’accompagne de cris puissants. Une ferveur lancinante, effrayante, envahissante, qui aboutit à une musique épique. Ce n’est plus la cire qui coule, mais le sang du cochon sacrifié. La rigole du liquide écarlate ruisselle pour se figer de nouveau, en cire. Métamorphose inéluctable.

Puis les mannequins démembrés aperçus rapidement, les mêmes encore que ceux que l’on retrouvera dans la suite de notre parcours, chemin de croix, procession muséale ? La temporalité du hasard fait qu’à la liesse fervente succède l’énergie fourmillante des préparatifs. En cuisine, le corps morcelé de la sainte apparaît, la souffrance se mêle à la joie à travers une superposition frénétique d’images. Accélération. Les couples s’embrassent, les affiches de femmes en lingerie fine alternent avec celle du porc que l’on découpe. Mise en abîme sacrificielle et cannibale. Et ce patchwork de scènes, ce lien vivace de l’éros et du thanatos, duo immuable, résonnent avec les mots d’Annie Ernaux lue un peu plus tôt : « je suis dans le creux où fusionnent mort, écriture, sexe, voyant leur relation, mais ne pouvant la surmonter », abasourdie par les images, et leur violence le cœur parfois au bord des lèvres. De ces figures d’enfants aux larges sourires, les regards qui se tournent vers nous, montent une angoisse et la vision d’une anthropophagie latente.


Les temporalités se télescopent. Je termine perdue au milieu d’une foule vêtue de blanc, je découvre la messe à travers des écrans de smartphones, les yeux des croyants. Je vois la joie, la célébration dans les ballons qui envahissent la toile, les allures de fêtes foraines, le sucre à foison.

Les vestiges des festivités ensuite.

Les mannequins démembrées au sol, les ballons dégonflés. Aux murs, leurs ficelles dessinent des chemins oubliés. Elles deviennent les autels d’une liesse révolue. Paysage post-apocalyptique. Les moments de transe ne durent-ils donc jamais ? Je finis sur ces bancs que j’affectionne tant ici. Rideau rose, la boucle est bouclée avec Lente Passioni. Plongée au cœur de l’intimité de tant de personnes pieuses, j’assiste, impudique, à des rites intérieurs, des processions individuelles. Solennité de cette femme seule vêtue de blanc dans sa cour qui marche au rythme de tambours invisibles, achevant sur ses genoux, invectivant une sainte. Drôle d’effet parfois que d’entendre ces polyphonies sur fond de paysage déserté, fantomatique. Un christ bancal, des chants lancinants. Nous nous éloignons de la frénésie qui a précédé, le casque armé sur les oreilles. Voyeurs et témoins d’une piété 2.0.


« Lente Passioni », Pauline Curnier Jardin

Jusqu’au 23 mars 2023

Frac Corsica — citadelle de Corte




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