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RAPHAËL MAMAN: RÉVÉLER LA NORME OU L’ILLUSION DU QUOTIDIEN

Jeanne Mathas : Du design graphique à la pratique de l’installation et de la sculpture, quel a été ton parcours ? 

Raphaël Maman : Après le bac, j’ai commencé par une mise à niveau en art. J’ai ensuite intégré un BTS en design graphique que j’ai suivi pendant deux ans. J’ai toujours eu un attrait pour la typographie, les affiches… Ce sont des éléments que l’on peut retrouver encore aujourd’hui dans ma pratique. Après ces deux ans, je suis rentré à l’École Nationale Supérieure des Arts décoratifs, au sein de la section « Graphisme ». Après trois ans, j’ai commencé à m’intéresser à des sujets satellites. J’ai notamment réalisé un stage avec l’artiste Xavier Antin : un artiste qui était passé du graphisme aux Arts plastiques. C’est toujours très intéressant de voir comment des problématiques développées au sein du design graphique peuvent infuser des recherches plastiques. Je suis ensuite parti en échange à la KABK, à La Haye durant six mois. À cette occasion, j’ai pu tester des formes qui me convenaient, prendre des sujets issus du graphisme et les transvaser dans d’autres domaines plus inspirants pour moi. De retour en France, j’ai écrit mon mémoire « Le graphiste désincarné » qui questionnait la notion d’artification. L’artification est une théorie qui permet d’étudier le glissement des pratiques non artistiques vers le champ artistique. J’y interrogeais notamment la notion de commande que l’on retrouve aux origines de l’histoire de la peinture, mais aussi dans l’univers du design graphique. Je souhaitais comprendre les mécanismes qui font basculer une pratique commanditée vers un champ d’expression libre. Ce mémoire m’a permis d’observer différents horizons. Pour ma dernière année aux Arts décoratifs, l’année du diplôme, j’avais envie de synthétiser mes recherches sur l’artification. J’ai pris comme point de départ des notions issues du graphisme : la typographie, le rapport d’équilibre entre le noir et le blanc, les différents formats de feuilles… Je les ai détournées et revues au prisme de la sculpture et de l’installation, de manière très instinctive et ingénue puisque je n’avais jamais suivi d’enseignement de sculpture. L’œuvre Format de base, par exemple, déclinait les formats de la série A sous la forme de dalles de béton de plus de deux tonnes. La monumentalité de cette pièce était une manière pour moi de vivre la matière, de l’intégrer, mais aussi un moyen d’appréhender le format papier autrement, de montrer qu’il pouvait être architectural. Le format de papier A0 correspond à 1 m2, il y a un rapport indirect avec les trois dimensions. Ce rapport-ci, qui au départ, paraissait anodin a déclenché quelque chose. J’ai réalisé que tout était relié d’une manière ou d’une autre. Cette cinquième année m’a amené à mieux observer mon environnement. J’ai aussi travaillé, entre autres, sur un nuancier de lisibilité : un texte, toujours le même, était imprimé avec des différences d’interlignage et de corps. Le pigment était simplement posé sur la feuille, il n’était pas fondu ; je pouvais donc l’étaler sur la feuille. La couleur qui apparaissait était celle du corps et de l’interlignage mélangés, un gris typographique. Dans cette pièce, l’idée était de créer un nuancier de gris, de faire quelque chose de pictural à partir de cette idée saugrenue de « beau gris » que l’on retrouve en graphisme et en impression.

 

JM : Et après l’ENSAD ?  

RM: Après les Arts décoratifs, je me suis penché sur les normes et les standards. J’ai notamment trouvé une image d’époque : la photographie d’un salon de design, en noir et blanc. Sur un mur, on pouvait apercevoir une feuille de format A4 à partir de laquelle partaient des rubans. Ces rubans étaient eux-mêmes reliés à des meubles. Cette installation montrait que, du format A4, découlait tout notre mobilier. Cette photographie était assez drôle et faisait comprendre que dans cette feuille de papier, que je suis le premier à utiliser, il y a un rapport direct avec l’architecture. La construction, l’ingénierie, l’architecture sont connectées par des dimensions, des fonctions et des usages.

 

JM : Le standard, les normes, les contraintes, les règles… Comment t’amuses-tu avec tout ce qui est supposé contraindre ?

RM: Je ne sais pas si cela me contraint, au contraire. C’est une forme d’intelligence que de pouvoir penser un environnement dans lequel tout le monde vit, le rendre praticable. Les normes sont à l’opposé de ce qui nous empêche : je les vois comme un grand terrain de jeu. Dans mon travail, chaque objet peut être associé à un autre et tout à coup produire quelque chose de nouveau. Pourquoi tant de briques mises côte à côte font-elles la taille d’un matelas ? Ce n’est pas le hasard. Des ingénieurs l’ont pensé ainsi, et ce depuis bien longtemps. C’est le propre de l’humain que de construire des objets à sa mesure. Tout notre espace a été pensé et contrôlé. Mon travail n’est pas de critiquer, mais bien de révéler la beauté de ces normes.

 

JM : Peux-tu nous parler de ton projet de diplôme que tu présenteras le 12 septembre aux Beaux-Arts de Paris ?

RM: Son titre est « Mon béton est plus beau que la pierre ». Il s’agit d’une citation d’Auguste Perret, à qui l’on doit la reconstruction de la ville du Havre après la Seconde Guerre mondiale. Auguste Perret a repensé l’intégralité des logements de la ville selon un même plan. Au Havre, un appartement témoin est toujours accessible. L’idée, pour mon diplôme, était de prendre cet appartement témoin comme point de départ, de le dupliquer pour le modifier. Je suis donc parti de la base : les fondations, invisibles habituellement, mais déterminantes pour le bâtiment. Les fondations dévoilent la déambulation, la répartition de l’espace avant même qu’un immeuble ou une maison sortent du sol. J’ai étudié le plan des fondations de l’appartement témoin d’Auguste Perret, que j’ai reproduit et décomposé. Dans l’espace de mon diplôme, je viendrais assembler, superposer ces 48 blocs de béton. Ces 48 modules créeront un tout nouvel espace. En partant des fondations, j’interroge la fonction et cette dernière amène, par extension, à penser la question du mobilier modulaire et standardisé. Le diplôme me permet de montrer cette interconnexion entre ingénierie, mobilier, architecture. À l’intérieur de cette construction modulaire, il y aura des outils de constructions : des serre-joints, des fils à plomb, des crayons de menuisiers, du mobilier… Le tout réinterprété avec des matériaux étranges et décalés. Une autre chose importante pour comprendre ce projet est le rapport sculptural de Perret au béton. Reproduire les modules des fondations de cet appartement témoin me permet de sculpter l’espace, de questionner l’échelle et de synthétiser mes recherches des trois dernières années aux Beaux-Arts de Paris.

 

JM : La mesure parfaite, ubiquitaire est un outil pour repenser nos proportions contemporaines à l’aune d’un idéal renaissant. Tu t’es intéressé à tout cela, comment ces dernières ont-elles évoluées et de quelle manière ont-elles été réinvesties dans l’architecture et le design au début du 20e siècle ?

RM: Les proportions contemporaines sont presque les mêmes que celles de la renaissance, bien que les usages soient bien évidemment différents aujourd’hui. De nombreux ingénieurs ont travaillé sur cette question, notamment Ernst Neufert, ingénieur et architecte allemand des années 1920-1930. Il est, en quelque sorte, l’inventeur du nombre d’or contemporain. Il a rédigé une encyclopédie qui prend comme base la taille moyenne d’une femme et d’un homme d’1m60 à 1m80 pour créer toute une panoplie d’architectures, de mobiliers, et d’espaces proportionnels à ces corps. Cette encyclopédie est augmentée tous les 4 ans. Dans cet ouvrage, on trouve des articles sur l’espace le plus basique (une chambre), d’autres sur le design d’un aéroport. Il commence notamment son livre par une page sur la manière de tenir son crayon : quel est l’angle parfait pour dessiner, comment tenir un crayon pour faire une ligne droite, etc. Il est également intéressant de voir comment cet ouvrage est sans cesse augmenté. Aujourd’hui on y retrouve la question du handicap…

 

JM : Justement, est-ce que tu interroges les inégalités dans ton travail ? Quand on se frotte aux standards, on révèle parfois ceux qui n’y correspondent pas ?

RM: Mon père était handicapé, j’ai donc été confronté tôt à ces questions d’accès : les trottoirs, la rue, les accès… Lorsque l’on sort avec un fauteuil roulant, tout est plus compliqué. Mais je ne suis pas certain que cela m’ait influencé per se. En revanche, j’aime assez observer les traces laissées par des normes qui n’ont pas été respectées. Par exemple, des traces d’usures dues à une porte qui cogne contre un mur et qui le creuse au fil du temps. J’aime cette idée de gestes répétitifs, d’usure, de limites. Il y a quelque temps, j’avais été invité pour une exposition en appartement, et je devais penser une œuvre pour une bibliothèque. Cette dernière avait été faite à la va-vite. Je suis parti d’un livre sur la mise en page, acheté lorsque j’étais en BTS Design graphique. J’ai pris ce livre, qui ne rentrait pas dans la bibliothèque, et je l’ai forcé à rentrer dans ces étagères. Il est resté un mois dans cette bibliothèque, il en est inévitablement ressorti abîmé. J’aimais ce geste, l’idée de faire rentrer de gré ou de force, de contraindre la norme.

 

JM : Dans ton œuvre, on retrouve la question du chantier, du work in progress. Le processus a une réelle importance. Pour Homeshaping/Homeshaking, je t’ai vu faire et défaire Charge. Quelle est l’importance de la temporalité et de l’engagement physique dans ton travail ? 

RM: La dimension physique est inhérente à la pratique de la sculpture. La première fois que j’ai fait des dalles de béton, je me suis fait mal au dos. J’en ai fait plus de deux tonnes, en le malaxant, seul, gant à la main. Très tôt, j’ai donc intégré que mon corps était engagé. J’aime l’idée que le corps est à l’origine de la norme alors même que le corps est imparfait, aléatoire. Par exemple, nous ne pouvons tracer de ligne droite à main levée, nous utilisons donc des règles. Cette idée de ligne droite et de tracé m’a d’ailleurs inspiré quelques pièces : une série d’installations dont le titre est Amesure. Un néologisme qui confrontait le geste, le corps à une règle, à une mesure. Une des pièces consistait à repasser les lignes d’un papier millimétré au Bic noir, superposer un tracé imparfait à la perfection numérique. L’opposition créait un effet visuel étrange. Le tracé au Bic venait aussi user le papier, le creuser. La feuille devenait alors une sorte d’objet sculptural. Pour cette même série, j’ai travaillé avec un niveau laser qui projetait une ligne rouge sur un mur, une ligne que je venais ensuite suivre au stylo à main levée. J’ai réalisé trois lignes, à différentes hauteurs : une ligne haute, une ligne médiane ainsi qu’une ligne basse. Le rapport à ces trois lignes était différent : la fatigue, le geste variaient en fonction du niveau. Le laser était ensuite éteint, mais restait présent dans l’espace. De loin, le spectateur avait l’impression que le laser projetait toujours au mur. Mais en se rapprochant, l’imperfection, les tremblements se révélaient. J’ai aussi pensé des pièces qui parlent du rapport de force, de l’impact physique d’un corps sur un espace, une matière. Cloison, par exemple, utilisait des plaques de placoplâtre de 2,50 m dans un espace qui en faisait 2,4 avec un faux plafond. J’ai voulu souligner l’absurdité de cet espace en forçant ces plaques dans ce dernier. Les plaques finissaient par s’effriter, se courber ; le faux plafond était abîmé. On en retrouvait, au sol, les fragments comme des vestiges. J’ai cloisonné tout l’espace ainsi, les plaques révélant l’erreur, l’absurdité dans la conception de l’espace. Souvent dans mes pièces, il y a un rapport à mon corps, mais aussi à celui du spectateur. Mon but est de faire réaliser l’impact que l’on peut avoir sur un lieu, sur une matière ; révéler l’envers du décor. 

 

JM : Comment appréhendes-tu la question de la trace et de l’empreinte dans ton travail ? Je pense notamment à l’œuvre Charge qui était présentée dans Homeshaping/Homeshaking.

RM: Dans Charge, le mortier n’a aucune fonction de solidité, il est simplement là pour symboliser un mur sur un matelas. L’empreinte est le résultat d’un passage, ici l’empreinte d’un corps sur un lit. Je pense aussi à une pièce plus ancienne : Mise en charge d’une dalle de béton. Cette pièce fait écho au test de mise en charge réalisée lors des premières constructions en béton. Pour mesurer les charges supportées, on créait des dalles champignons où des ouvriers se rassemblaient afin de savoir à partir de quel poids la dalle se fissurait. Mise en charge d’une dalle de béton était une dalle de béton de deux centimètres d’épaisseur, posée au sol, à l’entrée de l’espace d’exposition. Pour rentrer, les spectateurs n’avaient d’autre choix que de passer dessus. Au fil des passages, la dalle s’abimait, s’usait, se fissurait. Tout au long de l’exposition, je venais régulièrement colmater les fissures, recoller les morceaux, sans chercher à cacher ces retouches. Au fur et à mesure, les stigmates de mes réparations se faisaient de plus en plus nombreux. Plusieurs nuances de gris apparaissaient. En fonction de la date de la réparation, elles révélaient une temporalité de l’usure, du passage des corps. Pour mon passage de diplôme, en septembre, j’ai réalisé une pièce à partir des ressorts d’un matelas, sur lesquels j’ai coulé une dalle de béton. L’idée est que l’on puisse marcher dessus, que les spectateurs expérimentent cette dalle instable, qu’ils puissent éprouver cet espace et réaliser que nous ne sommes pas seulement des usagers de l’architecture, que nous pouvons avoir un véritable impact sur cette dernière.

 

JM : Hal Foster dans son introduction du Retour du réel évoque une enfant qui joue sur une sculpture de Robert Morris, il introduit ainsi l’idée de phénoménologie, d’une nouvelle compréhension de l’espace et de la sculpture qui émerge à ce moment-là…

RM: L’architecture est un espace de jeu, travailler avec elle est une forme de jeu. On retrouve cela avec Carl André également. La quasi-imperceptibilité de certaines de ses œuvres me touche tout particulièrement. On retrouve cela avec Mise en charge d’une dalle de béton : la plupart des visiteurs ne réalisaient pas qu’ils marchaient sur une œuvre. Il s’agit de faire prendre conscience d’un espace, de détails presque invisibles, d’agir en révélateur. 

 

JM : Comment intègres-tu les spectateurs dans ta pratique ? 

RM: La pratique de la sculpture, de l’installation influe sur un espace. Mes œuvres fonctionnent comme des loupes sur les lieux où j’expose. Elles ont donc forcément un rapport avec les spectateurs qui partagent cet espace, le temps d’une visite. Il y a une œuvre d’Urs Fischer qui m’a particulièrement marqué à ce sujet. C’est une œuvre des débuts : une simple planche de bois, placée à l’entrée de l’espace d’exposition. Elle était presque imperceptible pour le public. La planche était légèrement surélevée et à chaque passage, elle revenait en tension en claquant sur le sol. Le son résonnait dans toute la salle et laissait les spectateurs interloqués, cherchant à comprendre d’où venait ce bruit. Cette radicalité interroge sur notre place dans un espace, notre impact sur ce dernier. La dalle de Mise en charge, par exemple, aurait pu recouvrir tout le sol du lieu d’exposition. Les spectateurs auraient alors pensé marcher sur un sol lambda et la pièce se serait révélée au fil des passages et des réparations. Ce côté imperceptible, le fait que l’on ne prenne conscience d’un espace ou d’un objet que parce qu’on l’utilise, me fascine.  

 

JM : La brique, le mortier, le béton… Pourquoi travailles-tu avec ces matériaux spécifiquement ?

RM: Les matériaux de construction sont très liés à la sculpture. Je parle de l’architecture, donc j’utilise les matériaux qui lui sont propres : la brique, le mortier, le béton, le ciment, etc. Je les emploie de manière à révéler leurs limites. Mais je travaille aussi avec du mobilier, des outils, parfois des objets qui appartiennent au monde du théâtre : des cordes, des poulies…

 

JM : Derrière une image très minimale, il y a beaucoup de subtilités dans ton œuvre. Peut-on parler de poétique du commun ?

RM: Oui. La vie quotidienne est banale, car nous n’y prêtons pas suffisamment attention. Nous y sommes tellement habitués que nous ne nous interrogeons plus sur ce qui nous entoure. Toutes ces choses banales m’intéressent, je m’inspire de mon quotidien, de mes balades dans la rue. Parfois, je suis interpellé par des choses qui semblent insignifiantes, des détails. Par exemple, depuis tout à l’heure je vois, par la fenêtre, un matelas qui est posé sur le trottoir. Le sommier empêche de passer. Ces objets abandonnés créent des formes, des situations. Ces dernières ont un impact : ici, le sommier bloque le passage, empêche les corps et oblige au déplacement. Comme pour Mise en charge d’une dalle de béton, parfois, les spectateurs marchaient à côté, essayaient de l’éviter. Cet impact du commun m’intéresse.

 

JM : Tu travailles beaucoup avec des maquettes. Comment cela influe-t-il sur ta pratique, tes installations ?  

RM: La maquette est un outil très pratique. Pour le diplôme de septembre, elle était tout particulièrement nécessaire. En effet, les 48 modules de béton peuvent être placés de tant de manières différentes. Dans l’atelier Tatiana Trouvé, nous sommes connus pour travailler avec des maquettes. Cela permet de se projeter dans un espace, d’appréhender physiquement l’espace. Il y a aussi dans la maquette, un rapport avec les échelles qui est intéressant. 

 

JM : Dans son ouvrage Inside the white cube, Brian O’Doherty écrit : « C’est le génie particulier de notre siècle d’étudier les choses en relation avec leur contexte, d’en arriver à voir le contexte comme formateur sur la chose, […] de voir le contexte comme une chose elle-même. » Dans tes œuvres, tu joues avec le contexte. Tu as récemment exposé dans un prieuré, à Moret-sur-Loing. Dans cette exposition, tes bâches cimentées répondaient à l’architecture médiévale. Quelle est l’importance du contexte et des lieux d’exposition dans ta pratique ?

RM: Pour « Mon béton est plus beau que la pierre », j’ai récupéré les plans des ateliers des Beaux-Arts de Paris. L’atelier dans lequel j’exposerai en septembre fait 100 m2, je l’ai choisi, car l’appartement témoin de Perret fait la même taille. De la même manière, dans cet atelier, il y a des poutres IPN dont la taille correspond à celle de mes modules de béton. Les poutres répondent à mes fondations. Le contexte, le lieu est important, car il permet ici de créer des connexions subtiles, indécelables si je ne les évoque pas. Je révélerai ces correspondances grâce à une huile de moteur usagée qui se répandra au sol, sur et entre les blocs en reflétant l’espace, en agissant comme liant, comme révélateur. J’ai déjà travaillé avec de la graisse, des matériaux huileux, notamment dans des pièces qui avaient trait au monde du théâtre et du décor. Ici, l’huile symbolise un espace « bien huilé », un mécanisme bien rodé. 

 

JM : Peux-tu nous parler de ce rapport au théâtre et au décor ? Dans de précédents entretiens, tu parles du théâtre comme une copie décalée du réel et du quotidien. 

RM: J’ai abordé le théâtre de manière très littérale. L’idée n’était pas de parler du théâtre en tant que divertissement, mais d’en parler comme un lieu où le quotidien est révélé, un lieu où l’on donne l’illusion de la vie. Je me suis intéressé à un metteur en scène, architecte et machiniste à cheval sur le 16e et 17e siècle : Nicola Sabbattini. Il est l’auteur d’un des premiers traités de scénographie où il réfléchit aux moyens les plus efficaces pour immerger les spectateurs dans un espace totalement fictif. Dans la scénographie théâtrale, le rapport aux deux dimensions m’intéresse tout particulièrement. Des décors plats parviennent à rendre une impression d’environnement en volume. Le théâtre est un catalyseur de notre monde, il révèle par l’illusion. Pour mon diplôme de troisième année aux Beaux-Arts de Paris, j’ai réalisé des pièces qui gravitaient autour du lexique du théâtre : le praticable, le châssis, le décor… J’avais réalisé toute une série de pièces où l’univers théâtral était réinterprété à l’aune de matériaux propres à la construction. Ces deux mondes se télescopaient et dialoguaient. Praticable était un sol en ciment réalisé à partir d’empreintes de cartons dépliés. Cette estrade n’avait plus rien de praticable. Dessus, j’avais placé des ampoules moulées en graisse de roulement. Ces ampoules s’inspiraient des servantes : des ampoules destinées à l’origine à repousser les fantômes d’un théâtre une fois celui-ci déserté, le soir. Cette servante représente d’une certaine manière l’âme du théâtre. Je trouvais beau de la faire réapparaître sur ce praticable, impraticable à l’exception de ces âmes errantes. La graisse se diffusait au fil de l’exposition, les ampoules ne fondaient pas, mais imprimaient leur présence. La prochaine fois qu’elle sera exposée, à Montpellier pour la deuxième biennale Artpress des jeunes artistes, elle sera exposée avec les traces des précédentes servantes.

 

JM : Après ton diplôme, comment envisages-tu la suite ?

RM: Ces dernières années, j’ai développé de nombreuses pistes, j’ai accumulé les recherches, les inspirations diverses et variées. J’aime assez l’idée d’avoir expérimenté différents outils et sujet. Maintenant, j’ai envie de me plonger dans d’autres références, d’autres univers. J’ai envie de pousser certaines matières à leurs limites, d’en explorer d’autres. Après le diplôme, j’aurais moins d’espace pour travailler, ce serait l’occasion de tester différentes échelles, des matériaux plus « basiques » et accessibles. Pendant le confinement, j’avais décliné toute une série autour de la simple feuille de papier A4. J’ai encore de nombreuses choses à approfondir et à découvrir. 

 

JM : Que fait-on une fois une fois diplômé ?

RM: On répond à des appels à projets, à résidences… Mon rêve serait de créer un espace, de proposer aux artistes dont le travail me parle de me rejoindre. Quand tu sors des Beaux-Arts, où pendant trois ans tu as côtoyé des personnes talentueuses, dans un contexte d’émulation et d’échanges permanents ; il est essentiel de retrouver cette atmosphère stimulante. J’ai besoin d’échanger, d’être en contact. Je sais que je suis à un moment charnière, j’ai eu la chance de pouvoir participer à de nombreux projets en étant toujours étudiant. Cela m’a permis d’expérimenter certaines choses et de construire un réseau de personnes dont j’apprécie le travail. Il faut admettre que les Beaux-Arts mettent tout à notre disposition pour que l’on puisse réussir.

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